jeudi 9 octobre 2014

Du talent

Beethoven, Bach, Mozart. Michel-Ange, Renoir, Rodin, Picasso, Riopelle peut-être (fort probablement si vous êtes québécois). Les Beatles, Victor Hugo. Je pourrais continuer jusqu’à Andy Warhol ou Lady Gaga, en passant peut-être par Justin Bieber, Céline Dion.

« Moïse appela Betsaleel, Oholiab, et tous les hommes habiles dans l’esprit desquels l’Eternel avait mis de l’intelligence, tous ceux dont le cœur était disposé à s’appliquer à l’œuvre pour l’exécuter. » Exode 36:2


Le prestige et l’influence associée au talent, ça ne date pas d’hier. Prestige et influence qui se prolonge dans le temps, c’est la caractéristique qu’on attribue au « vrai talent », mais dont la nature et la portée se transforme aussi avec le temps. Victor Hugo ne peut plus écrire de lettres polémiques dans un journal sur l’actualité sociale et politique. Richard Martineau, si. On verra ce qu’on dira de Martineau en 2150, mais pour l’instant, dans un certain espace, Richard Martineau a plus de poigne et d’influence que Hugo. Par contre, au niveau des modèles de communication, quel intellectuel (francophone du moins) sérieux ne va pas porter attention à l’art de Victor Hugo, qu’on aime ou pas. De là, son influence persistance, et qui en circonscrira les limites … Voilà un sujet qui vaudrait un bouquin entier, mais bon.

Les gens aiment le talent. Le talent fait partie de toutes les fêtes et célébrations, et ça remonte aussi loin qu’on puisse savoir.

Les lits de coquillages des tombes des plus vieux groupes humains connus témoignent d’une valorisation esthétique, offerte à la mémoire du défunt, en témoignage sans doute de l’affection ou du respect qu’on lui porte. Les funérailles des hommes d’états actuels sont encore tapissées de ces manifestations : fanfares, cortèges, décorations, bâtiments avec leurs parcours et dispositions associées, protocole et décorum, toutes des expressions d’art, en tout ou en partie, faisant de la foule elle-même une œuvre passagère mais destinée à marquer la pensée collective. Et les photos et séquences vidéo font qu’elles iront rejoindre les compositions d’un Van Gogh.

Les naissances semblent plus discrètes, pragmatiques voire chirurgicales aujourd’hui. Mais les rites d’intronisation à un statut social, de celui de nouveau-née à celui de rentier, sont encore une fois garnis d’art et donc de talent pour le livrer. L’organiste au baptême, le DJ au party de départ à la retraite, l’œnologue au souper protocolaire annuel de l’ordre professionnel, le photographe du mariage, à tous on demande le savoir-faire et surtout le bon goût de circonstance. Le talent.

Même dans notre matin en plein trafic de commuting on cherche la « toune » qui va nous fournir la joie de vivre en dose suffisante, incluant aussi le ton et le rythme du morning man de notre choix. Le matin, le champ de bataille sans quartier des radios locales depuis des décennies. On y connait la gloire et la déchéance, mais toujours la mesure en sera le talent. Un talent que même le scandale ne pourra totalement annihiler.

American Idol, Britain’s got talent, Star académie, Occupation double, Survivor. Ça prend aussi du talent. Il ne suffit pas d’être athlétique, de maîtriser des techniques diverses, mais il faut savoir émouvoir, rejoindre, faire vibrer cette fibre qui elle aussi pourrait faire l’objet de bien des bouquins.

« The Errand Boy » (1961, Jerry Lewis) nous présentait, dans un bien humble contenant, une vérité me semble-t-il. À la fin du film, le héros, gauche et naïf, se surpasse en termes de gaffe et démolit complètement une session de tournage dans un studio de cinéma. Les rushes parviennent à la direction, les producteurs et réalisateurs du film sont consternés et anticipent les reproches meurtriers qu’on va leur servir pour avoir laissé un imbécile gâcher tout ce budget. Mais un des décideurs éclate de rire et se met à expliquer qu’au contraire voilà une découverte qui va assurer l’avenir du studio : une vedette. Cet imbécile gaffeur, filmé accidentellement durant les catastrophes qu’il provoque. « Don’t you see ?! He’s got it! » Cette indéfinissable capacité de rejoindre l’auditoire qui se voit séduit et pratiquement contraint à le trouver sympathique, à vivre de l’empathie pour ses bourdes et ses malheurs. Talent.

Que demande-t-on à ces êtres auxquels nous allons consacrer notre temps, librement, par goût. Ces instants précieux d’une vie insaisissable dont chaque seconde nous est donnée sans aucune garantie pour la prochaine. Nous leur offrons, comme les adorateurs d’un culte étrange, notre temps et notre attention sur l’autel de l’immédiat. Nous écoutons leurs chants, leurs états d’âme, leur évocation d’un aspect ou l’autre du réel. Nous nous abreuvons à leur source et nous cherchons à nous rassasier de leur âme, ne le dirait-on pas?

Et en retour, nous les vénérons, dans tous ces magazines religieux et dévots que sont le 7 jours, le Paris Match, Fox411 ou le Rolling Stones. Nous voulons savoir ce qu’ils mangent, ce qu’ils aiment, ce qu’ils approuvent et nous nous soumettons à leur influence, en payant pour le faire d’ailleurs. Nous nous précipitons, au point de se marcher les uns sur les autres, pour vibrer au son des oracles libérateurs, nous le croyons, de Lady Gaga. Rien de changé depuis la Grèce antique, non rien.

Quel est le talent de Véronique Cloutier? Quel était celui de Réal Giguère? Britney Spears, sans son attirail électronique de correction de voix, chante comme un plombier, mais ne faut-il pas du talent pour rester debout sans s’évanouir devant 50 000 fans sur le bord du délire profond et les intéresser pendant 2 heures ne serait-ce qu’en gonflant des ballons ou en bougeant ses fesses ? De toutes nos grandes voix, présumées, lesquelles accepteraient de faire une prestation sans filet, sans même un micro et un band, dans une cuisine de la populace. Certains osent et c’est là je crois qu’on peut mesurer encore mieux la nature de leur talent. Merci YouTube et cie.

Cela soulève un autre point je crois. Pour avoir un peu d’expérience dans le milieu artistique (un peu quand même), je vois sur YouTube de parfaits inconnus qui ont un talent indéniable et parfois impressionnant. Comme on dit dans le milieu, « passeraient-ils »? Car, cela tient aussi à la tenue, l’allure, la gestuelle spontanée. On peut travailler la présentation d’un artiste, mais c’est quand même lui qui fera bouger la carapace. Et voilà, suscitera-t-il la dévotion ?

Car nous voulons croire.

Il y a un aspect carrément messianique dans le vedettariat. Et Jésus est en compétition avec Lady Gaga, directement.

La gestion des artistes, le commerce de leur image, sa fabrication et sa promotion, est une industrie gigantesque, autant en terme financier qu’en terme politique et philosophique. Le rocker est un prophète, faux ou vrai. Et si on peut l’utiliser, le manipuler au besoin, quelle aubaine !

Le talent est toujours au service de quelque chose. Qu’il paraisse négligé ou chromé, il peut très bien collaborer au même projet. Un « métèque » débraillé et bohème peut être le véhicule parfait pour le plan de match d’un consortium financier qui vit de l’esclavage de travailleurs vulnérables. Question d’emballage, de rythmique, question de jeux de mains.

 Ce n’est pas d’hier que les sirènes peuvent mener les navigateurs que nous sommes vers les écueils où nous ferons naufrage.

 Et pourtant, le monde a commencé par un chant.









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